En entrant dans la cuisine, Caravaggio trouva Hana assise, recroquevillée au-dessus de la table. Il ne pouvait voir ni son visage, ni ses bras, cachés sous son corps. Rien que son dos nu, ses épaules nues.

Elle n’était ni immobile, ni endormie. À chaque frémissement, sa tête ébranlait la table.

Caravaggio ne bougeait plus. Pleurer fait perdre plus d’énergie que toute autre activité. Ce n’était pas encore l’aube. Son visage contre le bois sombre de la table.

« Hana », dit-il, et elle s’immobilisa, comme si cela pouvait la camoufler.

« Hana. »

Elle se mit à gémir pour que le son élève entre eux une barrière, un fleuve : sur l’autre rive, on ne pourrait l’atteindre.

Il hésita d’abord à la toucher, dans sa nudité. Il dit « Hana », puis il posa sa main bandée sur l’épaule de la jeune femme. Elle continua à trembler. Un très gros chagrin, se dit-il. La seule façon de survivre est de tout excaver.

Elle se releva, la tête toujours baissée, puis elle vint se placer contre lui comme pour s’éloigner de l’aimant de la table.

« Si tu veux me baiser, ne me touche pas. »

Tout ce qu’elle portait dans cette cuisine, c’était sa peau, pâle au-dessus de sa jupe. Comme si, en sortant du lit, elle s’était sommairement habillée pour se rendre là. L’air frais des collines qui entrait par la porte de la cuisine l’enveloppait.

Son visage était rouge et humide.

« Hana.

— Tu comprends ?

— Pourquoi l’adores-tu à ce point ?

— Je l’aime.

— Tu ne l’aimes pas, tu l’adores.

— Va-t’en, Caravaggio, je t’en prie.

— Tu t’es ligotée à un cadavre, pour je ne sais quelle raison.

— C’est un saint. Je pense. Un saint désespéré. Ça existe, ce genre de choses ? Cela donne envie de les protéger.

— Il s’en fout totalement, lui !

— Je suis capable de l’aimer.

— Une fille de vingt ans qui s’exclut du monde pour aimer un fantôme ! »

Caravaggio s’arrêta. « Méfie-toi de la tristesse. La tristesse est très proche de la haine. Permets-moi de te le dire. J’ai appris ça. Si tu avales le poison de quelqu’un dans l’espoir de le guérir, en le partageant avec lui, tu ne feras que le garder en toi. Ces hommes du désert étaient plus malins que toi. Ils se sont dit qu’il pouvait servir à quelque chose. Ils l’ont donc sauvé, mais le jour où ils n’ont plus eu besoin de lui, ils l’ont abandonné.

— Laisse-moi tranquille. »

 

Lorsqu’elle est seule, elle s’assied, consciente du nerf de sa cheville, mouillée par les longues herbes du verger. Elle pèle la première prune du printemps qu’elle a ramassée et enfouie dans la poche de sa robe de coton sombre. Lorsqu’elle est seule, elle essaie d’imaginer qui pourrait cheminer sur la vieille route, sous la voûte verte des dix-huit cyprès.

Tandis que l’Anglais se réveille, elle se penche sur son corps et place un tiers de la prune dans sa bouche. Sa bouche ouverte la retient, comme de l’eau, la mâchoire ne bouge pas. On dirait qu’il va pleurer de ce plaisir. Elle peut sentir la prune qui descend dans la gorge.

Il remonte la main, essuie autour de sa lèvre les restes de bave que sa langue ne peut atteindre, met son doigt dans la bouche pour le sucer. Je vais te raconter une histoire de prunes, dit-il. Quand j’étais jeune...

Le patient anglais: L'homme flambé
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